Le score fleuve réalisé par la Coalition Wallu Senegaal dans le département de Mbacké lors des élections législatives (un écart de 72 998 voix), et la défaite historique de Benno bokk yaakaar, malgré l’engagement de deux arrière-petits-fils de Shaykh Ahmadu Bamba dont l’un était tête de liste départementale, ont été surprenants. De même, lors des élections locales, certains observateurs ont été surpris par la victoire du bulletin blanc contre le maire de Tuubaa, pourtant conduisant une liste officielle unique. Cependant, ceux qui observent le comportement de l’électorat mouride dans la longue durée ne sont pas surpris par ces situations qui, à première vue, peuvent paraître paradoxales.
L’homogénéité de la communauté mouride et la propension du disciple à voter selon le bon-vouloir du Shaykh et toujours pour le parti au pouvoir, des certitudes largement partagées par la plupart des chercheurs et observateurs, relèvent plus du mythe que de la réalité. Un bref rappel historique nous en convaincra. Dans les années trente, la confrontation entre Blaise Diagne et Ngalandou Diouf avait divisé la communauté mouride. Le caliphe Serigne Muhammadu Mustafa soutenait Blaise Diagne qui avait joué un rôle déterminant dans le contentieux entre la communauté mouride et l’entrepreneur français Tallerie, soupconné d’avoir dilapidé les fonds destinés à la construction de la Grande Mosquée de Tuubaa. Son oncle, Shaykh Anta Mbakke, par contre, soutenait Ngalandou Diouf. Cette position lui attira les foudres de Diagne qui le fera exiler à Ségou d’où il ne reviendra qu’après la mort de ce dernier en 1934. Cette même polarisation va se renouveler dans les années 1950 avec la rivalité entre Lamine Guèye et Léopold Sédar Senghor. Le soutien déterminé et public du deuxième caliphe des mourides, Serigne Falilu Mbakke, pour Senghor, n’était un secret pour personne. Serigne Shaykh Mbakke (Gaynde Faatma), fils aȋné du premier caliphe des mourides, par contre, était un ardent supporter de Lamine Guèye. Serigne Moodu Maamun, le fils aȋné de Shaykh Anta, était également dans le camp de Lamine.
L’avènement de Shaykh Abdul Ahad, troisième caliphe des mourides, va changer la donne. Il aura des relations tendues avec Senghor. Pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, les tensions entre le président de la République et le Caliphe général des mourides étaient dans le domaine public. A côté du caliphe, Serigne Shaykh Mbakke, était un opposant actif au Président Senghor, soutenant financièrement et moralement ses adversaires politiques comme Cheikh Anta Diop et même les syndicalistes grévistes des années 60 et 70.
Il n’est pas étonnant que les premières localités gagnées par le Pds de Abdoulaye Wade dans le Bawol sont dans le fief de Daaru xudoos comme Taïf dont Serigne Shaykh était le leader. Durant les élections âprement disputées de 1988 où le caliphe des mourides soutenait Diouf, le pays mouride avait enrégistré un fort taux d’abstention de la part de disciples qui sympathisaient avec Wade mais préféraient ne pas désobéir à leur guide religieux. La politiste américaine, Linda Beck, qui a fait des recherches sur les élections au Sénégal, suggère d’ailleurs que Wade avait, en realité, remporté les suffrages mourides et que le supposé triomphe de Diouf n’a été possible qu’à cause de la fraude massive facilitée par la loi électorale de l’époque, qui ne garantissait pas des élections justes. La suite des événements semble lui donner raison. Le score électoral du Pds dans le département de Mbacké et autres fiefs mourides ne cessera de progresser.
L’arrivée de Wade au pouvoir en 2000 lui permettra de consolider les acquis et pérenniser sa mainmise sur l’électorat mouride. Wade se présentera comme un mouride président et dévoué disciple au service de la Muridiyya. Il réussira à gagner l’admiration de la communauté mouride qui, malgré sa puissance économique et son influence culturelle, se considérait, néanmoins, marginalisée dans la gestion des affaires de la Nation. Son échec de 2012 était dû, en partie, à l’abandon de secteurs importants de la confrérie conduits par des shaykhs mécontents de la tentative du Président Wade de vassaliser la confrérie et le danger que cela représente pour leur autorité et crédibilité face au Peuple sénégalais. Les résultats des récentes élections locales et législatives montrent que ce désamour était temporaire. Il y a donc bien une continuité dans le comportement électoral des disciples mourides. Mais ce comportement ne traduit pas l’unanimisme, une obéisssance aveugle aux injonctions du caliphe ou un soutien constant au parti au pouvoir. Les mourides, en général, votent comme la majorité des Sénégalais. Pendant longtemps, le ndigël était simplement un alibi pour masquer les fraudes massives avant l’adoption du Code électoral consensuel de 1992.
Cheikh Anta BABOU
Professeur d’histoire
Université de Pennsylvanie, USA